Côte d’Ivoire : Ouattara peut-il percer dans ce bastion de l’opposition ?

Le troisième étage de la Fondation Félix Houphouët-Boigny pour la recherche de la paix offre une vue imprenable sur Yamoussoukro. En regardant vers l’ouest, le dôme de la majestueuse basilique Notre-Dame de la Paix, réplique encore plus grande de la basilique Saint-Pierre de Rome, est baigné de soleil.

En regardant vers l’est, on distingue les arêtes de la tour de l’Hôtel Président, qui abrite un restaurant panoramique sur son toit – un lieu de prédilection pour les Ivoiriens aisés lorsqu’ils visitent la capitale administrative de la Côte d’Ivoire.

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Au pied de la Fondation – un imposant bâtiment qui a nécessité dix ans de construction et dont le sol est fait de marbre importé de France, du Portugal et d’Espagne – les formes géométriques de ses vastes jardins à la française s’étendent sur des centaines de mètres.

C’est ici, au troisième étage, que se trouve le bureau du secrétaire général Jean-Noël Loucou. La pièce est décorée de portraits de l’ancien président Félix Houphouët-Boigny. Dans un coin, un chevalet présente un plan détaillé de la ville de Yamoussoukro telle que le père de l’indépendance de la Côte d’Ivoire l’avait imaginée. « On n’a pas construit grand-chose depuis sa disparition et ce qu’il a laissé derrière lui n’a pas été entretenu », explique Loucou, qui a été chef de cabinet d’Henri Konan Bédié.

Un sentiment d’abandon

Il donne l’exemple du lycée spécialisé dans les sciences – « quelle idée géniale de réunir tous les meilleurs élèves sous un même établissement d’excellence ! » – qui tombe aujourd’hui en ruine et n’est plus sûr. Trente-sept ans après le vote de la délocalisation de la capitale d’Abidjan à Yamoussoukro, fief d’Houphouët-Boigny, qui a fait de sa ville natale le lieu de constructions somptueuses dont le coût n’a jamais vraiment été révélé, Loucou décrit « un sentiment d’abandon qui alimente la colère des habitants ».

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Fin septembre, le président Alassane Ouattara a célébré la réhabilitation de 49 kilomètres de routes, dont l’état était devenu un cauchemar pour les chauffeurs de taxi de la ville, obligés de zigzaguer entre des trous béants.

Quarante-neuf kilomètres (une centaine d’autres kilomètres d’aménagements devraient suivre) et une promesse – encore une – de « faire revivre » la capitale. A moins de 20 jours de l’élection présidentielle, et alors que la campagne ne débute officiellement que le 15 octobre, l’opposition dénonce une offensive de charme visant à séduire les électeurs de ce fief du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI).

« Les gens n’ont plus la foi, et s’ils l’ont, le cœur n’y est plus », affirme un habitant. « Toute initiative contribuant au développement de notre ville est chaleureusement accueillie, mais la question est : pourquoi maintenant ? »

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À côté de l’une de ces routes fraîchement repavées, dans une salle de l’hôtel de ville où résonne la musique des répétitions de l’orchestre municipal, Issiaka Saba, président de l’Organisation des jeunes de la ville de Yamoussoukro, ergote d’une voix calme et posée : « Mon deuxième mandat touche à sa fin et je n’en ferai pas un troisième. »

Après avoir participé à la campagne de Ouattara en 2010, Saba soutient désormais le PDCI. « Nous cherchions à être reconnus, mais nous ne l’avons jamais été. Pourtant, mes amis malinkés, qui n’avaient pas le même niveau d’éducation que certains d’entre nous, avaient du pain sur la planche. C’était un choix ethnique. Nous avons été oubliés et cela a beaucoup impacté les jeunes. »

Le jeune homme confirme qu’il compte protester contre le troisième mandat de Ouattara : « Nous avons le droit de manifester pacifiquement dans les rues. Nous voulons simplement montrer que nous ne sommes pas d’accord avec sa décision. »

Le samedi 10 octobre, Saba était dans les tribunes du stade Félix-Houphouët-Boigny d’Abidjan lors du meeting tenu par l’opposition.

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Il a écouté attentivement les discours prononcés par les leaders du mouvement et attend actuellement leurs instructions. « Il faut d’abord préparer l’esprit des gens », dit-il. Lorsque le président a annoncé qu’il se présentait pour un troisième mandat, Yamoussoukro était relativement calme, à part quelques pneus brûlés.

Une capitale qui n’a toujours pas bougé

Lors de sa campagne dans la région des Lacs en 2010, Ouattara avait promis de s’installer à Yamoussoukro juste après son élection et de concrétiser le déménagement de la capitale. Si certains travaux ont été réalisés ou lancés, comme des projets tels que le stade devant accueillir la Coupe d’Afrique des Nations dans trois ans, l’Institut national de formation judiciaire et une vaste zone industrielle, le grand déménagement n’a pas eu lieu. Les ambassades, les ministères, les institutions et tous les autres sièges du pouvoir et de la prise de décision sont toujours basés à Abidjan.

« Finalement, pour l’instant, le déménagement de la capitale se déroule juste dans mon immeuble ! » dit Loucou en souriant.

L’un des deux auditoriums de la Fondation accueille occasionnellement des sénateurs et il y a des bureaux pour le président de la République au quatrième étage, tandis qu’Augustin Thiam, gouverneur du district autonome de Yamoussoukro depuis 2011, a un bureau au premier étage. Thiam, petit-neveu d’Houphouët-Boigny, a rejoint le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP, le parti sortant) au début des années 2000, en promettant de nouer des liens avec la chefferie Baoulé, qui a conservé une emprise importante sur les électeurs.

« Quand Ouattara a pris ses fonctions, il avait d’autres urgences à régler, le pays était dans un état lamentable et les priorités ont changé », explique Thiam. « Mais beaucoup de routes ont été construites, notamment l’autoroute qui relie Abidjan à Yamoussoukro en deux heures et demie, et des progrès ont été réalisés dans de nombreux domaines. »

La capitale ivoirienne, qui compte environ 400 000 habitants, représente une circonscription modeste de moins de 100 000 électeurs (85 000 en 2018). « Il ne faut pas l’élever à un statut qu’elle n’a pas », estime Fréderic Grah Mel, principal biographe d’Houphouët-Boigny.

Un symbole de la gloire passée

Mais la ville a une portée symbolique.

C’est là que perdure l’héritage d’Houphouët-Boigny – Bédié a été son ministre et son successeur, et Ouattara a été son Premier ministre pendant trois ans. « Yamoussoukro est toujours le site du règne houphouëtiste et symbolise la gloire de la Côte d’Ivoire pendant cette période. Le fait que le pays soit devenu instable après le départ d’Houphouët-Boigny a alimenté une rhétorique idéaliste et nostalgique à son sujet et fait de Yamoussoukro une place importante dans l’imaginaire collectif et politique », explique le sociologue et analyste politique Rodrigue Koné.

Bien qu’abritant une importante communauté baoulé, Yamoussoukro conserve son caractère de ville très cosmopolite. De nombreux Malinkés ont quitté le nord de la Côte d’Ivoire dans les années 1960 pour participer à la construction de la ville et ont fini par y rester. D’autres sont venus plus tard, pendant la crise post-électorale de 2010-2011, et des ressortissants d’autres pays de la CEDEAO se sont également installés dans la ville. Ensemble, ils représentent actuellement la moitié des habitants de la capitale, alors que les villages environnants continuent d’être presque exclusivement baoulé.

« Ville de dialogue »

Dans la ville où Bédié et Ouattara ont noué une alliance entre les deux tours de l’élection de 2010 lors d’une cérémonie organisée à la résidence d’Houphouët, les liens entre les deux camps restent intacts. Au contraire, « Yamoussoukro se distingue par le fait d’être une ville de dialogue. Elle est encore souvent gérée de manière traditionnelle. Même les ressortissants de la CEDEAO y ont leurs propres chefferies. Par exemple, les Togolais ont leur propre chef et nous nous parlons », explique Thiam, qui est aussi le chef du canton d’Akoué sous le nom de Nanan Boigny N’Dri 3. En 2015, Ouattara a créé la Chambre nationale des rois et chefs traditionnels et ses membres bénéficient désormais d’un statut officiel et de la protection du gouvernement.

Jean Kouacou Gnrangbé Kouadio (PDCI), maire de Yamoussoukro depuis 20 ans, exprime un sentiment similaire : « La politique ne nous divise pas, tout le monde se parle ici ». Kouadio était chargé de la campagne de Ouattara à Yamoussoukro en 2010.

En 2018, il a été réélu avec plus de 60% des voix, battant le candidat du RHDP. « Yamoussoukro est un village, tout le monde se connaît et on reste en contact », explique Yaya Ouattara, délégué municipal du RHDP, qui fait campagne pour Ouattara. « Hier encore, j’étais en contact avec le représentant du PDCI. Et s’il doit y avoir des manifestations de l’opposition ici, elles seront calmes. Nous n’interviendrons pas. Nous laisserons la démocratie faire son travail », dit-il.

Avec son équipe, il a « travaillé minutieusement » pour encourager un grand nombre de partisans du RHDP à s’inscrire sur les listes électorales en vue de l’élection présidentielle du 31 octobre. Selon son décompte, la commune compte plus de 30 000 électeurs inscrits, dont une grande partie, espère-t-il, votera pour le président sortant.

De son bureau à la Fondation et malgré ces assurances, Loucou ne peut s’empêcher d’être inquiet : « Quand vous combinez l’absence de dialogue avec la radicalisation de l’opposition et du gouvernement en place, cela ne présage rien de bon. Chaque camp campe sur ses positions et il semble difficile d’inverser la tendance si près de l’élection. »

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