1.28.2.4 Inversion olfactive chez les nématodes

Si une organisation stimulus-réponse du comportement était une adaptation évolutive particulière, par exemple, évoluée pour accélérer la sélection des actions dans des situations prévisibles, peut-être peut-on en trouver des exemples dans un modèle animal où nous avons une indication que l’évolution a pu rationaliser les voies allant des stimuli aux réponses. L’un des organismes modèles génétiques les plus étudiés et, à ce jour, le seul animal adulte dont le système nerveux possède un connectome complet est le ver nématode Caenorhabditis elegans avec ses 302 neurones. Le connectome de C. elegans est dominé par des connexions de type feedforward des neurones sensoriels vers les neurones moteurs (Qian et al., 2011), alors peut-être que le système nerveux de ce nématode est un candidat prometteur pour trouver des « réponses » au sens littéral du terme.

Un comportement bien caractérisé chez ce nématode est le comportement d’inversion. Il se produit chaque fois que l’animal rencontre des stimuli aversifs, comme certaines odeurs. Le circuit qui contrôle ce comportement peut être décrit avec seulement 4 neurones, leurs 44 connexions chimiques et leurs synapses électriques. Un élément central du système est un neurone appelé AVA. Lorsque l’AVA est actif, l’animal inverse sa course. L’entrée sensorielle de ce neurone est fournie par un neurone olfactif, AWC. Par exemple, si l’AWC est stimulé par un odorant attractif, il cesse de fonctionner, de sorte que l’AVA perd son entrée excitatrice et cesse également de fonctionner, ce qui rend les renversements moins probables. Inversement, l’activation de l’AWC, soit expérimentalement, soit par une odeur aversive, augmente la probabilité d’inversion en activant synaptiquement l’AVA (Gordus et al., 2015). Deux neurones supplémentaires sont impliqués dans ce circuit, AIB et RIM, et la caractérisation de leur rôle dans le circuit est cruciale pour comprendre l’organisation du comportement d’inversion à médiation olfactive chez C. elegans.

La première observation intéressante de la connectivité du circuit est qu’il y a plus de connexions du neurone sensoriel AWC à l’interneurone AIB qu’au neurone d’inversion AVA. Ceci est inattendu, si la fonction principale des systèmes nerveux était de relayer les informations sensorielles aux centres moteurs. L’imagerie de ce circuit chez des vers immobilisés en l’absence de tout stimulus révèle un schéma complexe d’activité corrélée dans tous les neurones. Il est intéressant de noter que les neurones présentent une sorte d’état d’activité binaire qui, pour la plupart, est soit activé (le neurone est actif), soit désactivé (le neurone est inactif). En quantifiant les fluctuations d’activité dans ce circuit, on constate qu’il y a trois états principaux (sur les huit possibles en théorie) dans lesquels le circuit se trouve couramment : un peu plus de 60 % du temps, le système est dans l’état  » tout activé « , environ 20 % dans l’état  » tout désactivé « , et pour les 20 % restants, il est dans l’état  » seulement AIB activé « . Cette observation permet de comprendre deux choses : Premièrement, même sans aucune stimulation, cette dynamique de réseau peut générer des inversions spontanées sans nécessiter d’entrée sensorielle. Deuxièmement, chaque stimulus olfactif atteignant l’AWC interagit avec l’état dans lequel se trouve actuellement le circuit, plutôt que d’arriver dans un circuit quiescent et de déclencher une activité neuronale qui n’existait pas auparavant. La conséquence comportementale de cette interaction est non seulement l’apparition d’inversions spontanées, mais aussi l’apparition de non-inversions « spontanées » en présence d’une odeur aversive. En d’autres termes, le circuit d’inversion est probabiliste et sans observer le système nerveux du ver, il est impossible de dire à quel point le comportement observé est réellement spontané.

La mise sous silence expérimentale de l’un ou des deux interneurones de ce circuit révèle que le rôle d’AIB et de RIM est d’augmenter la variabilité du circuit d’inversion. Alors que l’entrée dans le circuit en provenance du neurone olfactif AWC est toujours très précise et prévisible si, par exemple, une odeur est présentée, l’activité du circuit d’inversion varie toujours de manière significative et cette variabilité est réduite si AIB, RIM ou les deux sont réduits au silence (Gordus et al., 2015). Cette découverte constitue un excellent argument en faveur de l’incorporation de RIM et d’AIB dans le circuit d’inversion afin d’injecter la variabilité nécessaire dans un circuit d’inversion autrement inadapté et déterministe. De manière surprenante, même si les connexions d’anticipation dominent également la connectivité dans ce petit circuit, la variabilité fournie par les connexions de rétroaction domine une caractéristique adaptative du comportement, sa variabilité. Ce travail ajoute C. elegans à la liste croissante des animaux dont le système nerveux est organisé de telle sorte que l’activité continue est simplement modulée par des stimuli externes. Dans le cas du nématode, il apparaît que sur les quatre neurones que comporte ce circuit, deux existent pour la seule raison d’atténuer les effets que les stimuli ont sur le comportement de l’animal, de rendre l’animal plus autonome par rapport à son environnement. Si un animal ne possédant que 302 neurones, qui, comme chez tous les autres animaux, constituent le tissu le plus coûteux en énergie, consacre 50% d’un circuit à contrer les effets des connexions stimulus-réponse dans son système nerveux, alors les implications de cette découverte pour l’organisation du comportement chez les animaux en général ne peuvent être sous-estimées.

Ainsi, contrairement à l’idée qu’un connectome dominé par des connexions de type feedforward entre les zones sensorielles et les zones motrices implique qu’il calcule principalement la sortie motrice à partir de l’entrée sensorielle, le système nerveux de C. elegans est également mieux caractérisé par une activité continue et en constante évolution, à l’instar de nombreux autres systèmes nerveux précédemment étudiés à cet égard. Il semble que même une composante de rétroaction numériquement faible apporte une contribution fondamentale à l’architecture globale de ces réseaux dominés par le feedforward. Qu’est-ce que cela signifie pour les cerveaux, tels que ceux des mammifères, dont la neuroanatomie semble être dominée par des boucles de rétroaction ?

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